Le regard embrumé posé sur le comptoir devant lui, il repousse la chope à demi vide placée devant lui avant de se retourner sur le tabouret sur lequel il est assis, les semelles de ses bottes reposant sur l'arc de bois maintenant ensemble les quatre pieds du siège. Il a trop bu pour ce soir, il le sait, mais n'a aucune envie de quitter ces lieux. Il préfère la compagnie de l'alcool à celle de ses frères d'armes depuis que son père l'a enrôlé dans la garde de leur cité, le déshéritant par la même occasion. Mais qui est-il exactement? C'est ce qu'il s'apprête à dévoiler à l'elfe face à lui, le tavernier connaissant suffisamment son client pour savoir qu'il a des choses à lui dire.
J'étais un prince, vous savez. Non, je suis un prince, quoiqu'en conte ce bâtard. Il y a presque quatre siècles, j'étais l'enfant prodige, le fils de notre bon seigneur Aredhel et de Dame Elenor, un fils pour lequel l'affection de ses parents avait si peu de limites qu'il savait avoir été désiré. J'en ai également bien profité, car j'ai tôt fait de comprendre que l'affection de ma mère n'allait pas à Elladan, et lui pourrir la vie a été le but de mon enfance."
Pourquoi raconter sa vie, lui qui ne l'a jamais fait? Pourquoi à cet elfe qui doit certainement en voir défiler tellement dans son genre, des gens ne comptant plus que sur leur verre pour rythmer leur vie qu'il ne doit rien en avoir à faire? Peut-être justement parce que ce type n'en à rien à carrer en fait. C'est plus facile.
"Si vous pensez que la vie est plus facile lorsque l'on est prince, fils d'un seigneur aux terres aussi étendues que celles entourant notre cité, prenez ma place. Nos terres sont étendues, enclavées entre les terres halfelins et les montagnes des nains, mais pas assez pour supporter deux princes en leur palais. Surtout quand chacun des deux pose la question de la légitimité de l'autre. Il est l'ainé, certes, mais surtout le fils d'une humaine, le bâtard d'une race si faible qu'elle baisse le regard face à nous, pour mieux se regarder ramper. Quand à moi, je suis le fils légitime de mon père, et surtout un elfe de pure race, à même de reprendre le flambeau de mon père à sa mort ou son abdication. J'ai cependant le malheur d'être le cadet de notre fratrie, et de plus celui de nous deux auquel mon père accorde le moins d'importance."
Il a trop bu ce soir, et ne devrait certainement pas boire davantage. Cependant, sa main se dirige vers la chope qu'il a abandonné quelques minutes auparavant. Il la porte à ses lèvres en réfléchissant à ses paroles avant de retenir un rire devant l'ironie de la situation.
"Je suis le plus à même de diriger cette cité. J'ai pour moi la patience et le raisonnement qui va avec la plupart des elfes, la capacité de réfléchir et de penser aux paroles avant de répondre par les actes. Ce bâtard ne sait que se battre et fuir, sans oublier qu'il part au quart de tour dès qu'on lui parle. Enfin, j'ai eu la chance qu'il décide de quitter la cité alors que j'avais, quoi, un demi-siècle?, ainsi j'ai pu passer une partie de ma vie tranquille. Après son départ, le calme est revenu dans ma famille, même si mon père passait plus de temps accoudé au balcon à guetter son retour qu'à s'occuper de moi. Ma mère était libérée de ce poids que représentait Elladan sur ses épaules, et je me permettais davantage de libertés à présent qu'il n'était plus là. Mais il a fallu qu'il revienne..."
Sa chope finie, il la pose de nouveau sur le bar, trop violemment, et le choc du bois sur le bois manque de faire exploser le récipient. Il porte la main à sa bourse, en retirant quelques pièces, combien, il ne le sait pas, qu'il pose sur le comptoir avant de descendre de son tabouret et s'éloigner de quelques pas.
"Et j'en suis là. Il est revenu, mon père l'a considéré plus apte que moi à prendre sa suite, et le bâtard est parvenu à m'envoyer dans les patrouilles. Je sais me défendre, grâce à la magie dont je suis doté, celle que ma mère m'a enseigné, mais au milieu d'une bande d'idiots à cheval ne sachant pas se positionner pour que je puisse m'en servir sans en tuer cinq, ma magie ne me sert à rien. Mais ce n'est rien, il est parti, de nouveau, et revenu, et reparti [...] et de mon coté, je suis revenu, devant à la mauvaise appréciation de mes supérieurs... Rigolez donc, le prince devant obéir à de stupides soldats! Devant à la mauvaise appréciation de quelques soldats de passer des patrouilleurs à la garde. Je ne m'en plains pas. Je suis sur place, je dors chez moi, et je prouve jour après jour que je suis plus utile à notre cité que ce fuyard. Et je bois, oui, sans doute. Bah, on s'en fout après tout, qui s'intéresse à moi?"
L'elfe tavernier n'a rien à dire, ce n'est pas son emploi t il le sait. Il sait combien ceux qui viennent dans sa taverne demandent à parler sans être écoutés. Il n'a pas à répondre, mais la curiosité le pique au vif, et il ose penser que son client est suffisamment saoul pour ne pas lui en tenir rigueur.
"Votre père ne vous a pas déshérité uniquement parce que votre frère lui semble meilleur souverain, n'est-ce pas?"
Il lui jette un regard noir, n'appréciant pas d'être interrompu dans la trame de ses pensées. L'elfe finit par se rapprocher du comptoir, s'y accoudant et avançant la tête vers le tavernier, comme s'il s'apprêtait à lui faire quelque confidence.
""J'ai eu ma mauvaise période, commis quelques impairs, quelques... erreurs de jugement, alors que Elladan a su en profiter pour se faire bien voir. Ah, il en était fier de lui, notre père, quand il me regardait comme il aurait regardé un ennemi de la cité. A mon tour de jouer de finesse. Elladan a voulu la guerre, et bien, c'est la guerre qu'il aura. Je n'ai que faire des armes, même les patrouilles n'ont pas su m'y intéresser, et je suis dangereux pour les miens lorsque j'ai un arc ou une épée dans les mains. Ma dague, ça c'est instinctif. Mais je possède un avantage personnel que ce bâtard n'aura jamais. J'ai hérité de la magie de ma mère, et elle me l'a enseignée, depuis aussi loin que je m'en rappelle. Oh, pas grand chose, mais une téléportation, une illusion ou une bourrasque de vent, cela peut faire la différence entre vie et mort. Et vous savez quoi? Je préfère la vie."
Il se relève et lève une main avant de la laisser retomber. Il s'appuie sur le dossier d'une chaise pour s'éloigner, avant de quitter la taverne sous le regard des rares clients encore présents. Oui, il y a encore une personne qui tienne à lui en ce bas monde, et après avoir tourné dans l'angle d'une ruelle étroite, il disparait dans un bruissement de cape volant au vent.